Géo France – Photographies Olivier Jobard
Paris, automne 2013. Comme tous les soirs, étudiants, artistes et bobos remplissent les bars du quartier du quai de Jemmapes, près de la Gare de l’Est. Mais au bord du canal, une autre faune s’active : ceux qui ont réussi à contacter le 115, le numéro d’urgence du Samu Social de Paris. Belle gueule, allure athlétique et vêtements à la mode, un jeune homme dénote parmi la cinquantaine de personnes qui vont embarquer à bord d’un bus, direction une ancienne caserne des boulevards extérieurs reconvertie en centre d’hébergement et de soins pour SDF. Mais Luqman Shirzad, afghan, 21 ans, n’est pas seulement sans abri. C’est aussi un demandeur d’asile. En attendant, il prend des cours de français grâce à une association éducative pour « ne penser à rien d’autre » dit-il. Tel Luqman, un réfugié sur quatre dans le monde est d’origine afghane, soit près de 2,6 millions de personnes, selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), qui vivent principalement au Pakistan voisin. L’Afghanistan tient invariablement cette première place depuis plus de trente ans, à cause de l’exode massif causé par les différents conflits : contre les Soviétiques, puis guerre civile et, après la chute des Talibans en 2001, guérilla contre les soldats de l’Otan. La population craint, avec le retrait des troupes américaines à la fin 2014, ne se déchire à nouveau. « Beaucoup d’habitants de Kaboul cherchent à partir, constate Heather Barr la représentante de Human Rights Watch en Afghanistan. Pour l’élite, ça veut dire avoir un visa, une bourse, un travail. Quant aux pauvres, ils économisent pour les passeurs. » En 2012, d’après l’UNHCR, 36600 Afghans ont demandé l’asile dans les pays occidentaux. Ils n’ont jamais été aussi nombreux à quitter leur pays depuis une décennie. Luqman Shirzad est un « musafir », un « voyageur », comme on dit en Afghanistan. Il aura mis quatre mois pour traverser six pays et parcourir 12 000 km. Une route de la soie à contre-sens et dénuée du moindre romantisme. Avant d’entrer dans l’espace Shengen (zone de circulation libre en Europe), trois autres musafarin du même voyage, Jawid, Rohani et Khyber, âgés de 26 ans à 28 ans, ont été arrêtés sur leur chemin et renvoyés en Afghanistan… Seul un garçon de 27 ans, nommé Fawad, aujourd’hui dans un camp de rétention à Sarrebruck, en Allemagne, a réussi à rentrer avec Luqman. Nous les avons accompagnés pendant les 117 jours de leur sidérante odyssée.
Afghanistan, 8 avril 2013.
Luqman, Fawad, et leurs trois compagnons de voyage sont réunis dans une maison de la province du Nangahar, dans l’est du pays. La demeure détonne au milieu de petits champs de blé. Elle est décorée de marbres vert et rose, entourée de hauts murs. Ici vivent le passeur et sa famille. La rencontre avec ses clients a lieu chez lui. Comme une garantie. En cas d’accident grave, les familles des voyageurs auraient ainsi la possibilité de se venger, comme le veut le « pachtounwali », le code oral traditionnel pachtoune. Son réseau fonctionne comme une agence de voyage, avec des relais appelés guides, à qui il sous-traite les différentes étapes. Une trentaine au total. Il a lui-même pris cette route pour vivre six ans à Londres. Un séjour dont il garde une attitude de British gangster et très peu d’anglais.
« – Je ne suis pas comme les autres passeurs : vous arriverez, c’est promis. Tout au long de la route, j’ai des contacts qui travaillent pour moi. »
– Ils ne nous frapperont pas ? demande Jawid, un grand jeune homme énergique.
– Non. Si vous donnez l’argent à temps, je les paierai vite. Ils ne vous battront pas et ne vous emprisonneront pas. »
Jawid voyage avec Rohani. Tous deux sont d’anciens taliban. Jawid a quitté la rébellion armée après que des femmes de sa famille ont été tuées dans un échange de tirs et Rohani, parce qu’il voulait protéger un ami travaillant pour les Américains. Les considérant comme des traîtres, les taliban ont ordonné la mort des deux cousins, qui sont donc devenus musafarin. Luqman, le plus jeune du groupe, est victime d’une « douchmani » -littéralement « inimitié »-, une situation banale à pleurer en Afghanistan. Quand Luqman avait trois ans, son père a été tué à cause d’un litige de terrain. Pour échapper au cycle sanglant de la vengeance, toute la famille s’est réfugiée au Pakistan, à Peshawar. Mais il y a deux jours, Luqman a reçu un appel anonyme sur son portable. « Il m’a dit : « tu es Luqman ? Je sais ce que je vais faire de toi », raconte-t-il. J’ai peur, si on a trouvé mon numéro, on peut trouver ma maison ». Alors Luqman doit fuir plus loin. Très loin. Il pense à la France, comme ses compagnons de route, et à l’Angleterre. Ce sera 6500 $ chacun, jusqu’en Grèce. Les uns paient un tiers d’avance en liquide, les autres s’endettent, comme Luqman. Leur périple peut commencer. Le poste frontière de Torkham, qui donne sur la passe de Khyber, est le point de passage le plus fréquenté entre l’Afghanistan et le Pakistan. Sans passeport, mais avec quelques billets, il est facile de la traverser. Alors des milliers de personnes le font chaque jour. Le jeune guide en charge de l’étape emmène le groupe dormir dans une « chaïkhana », une maison de thé. Affalés dans une pièce où l’électricité vacille et l’odeur de chaussettes stagne, les cinq Afghans rêvent de France. Surexcités par le départ, ils discutent, blaguent, fantasment. « Il paraît que tous les matins, à l’aube, les hélicoptères survolent Paris pour vaporiser du parfum, lance Jawid. Une pluie de parfum ». « On m’a dit qu’il y a plein de jardins, que tout est très propre. Paris c’est la plus belle ville ! », ajoute Fawad. « Moi j’espère que plein de filles vont m’aimer ! » ose Rohani. L’ex Taliban fait rire l’assemblée.
Pakistan. 20 Avril.
En bus puis en train, la bande des cinq a traversé le Pakistan jusqu’à Karachi, poumon économique du pays, où un autre passeur a pris le relais. Nous les quittons à la gare routière. Le tronçon qui les attend est trop risqué pour deux Occidentaux mais nous restons en contact par téléphone. Le car qu’ils vont prendre longera la mer d’Arabie puis remontera sur près de 700 km pour atteindre la frontière pakistano-iranienne, qu’ils passeront clandestinement à pied. Elle cisaille en deux le Baloutchistan, une vaste zone désertique, montagneuse, riche en ressources minérales comme le gaz. Côté Pakistan vit la tribu baloutche dont les velléités d’indépendance ont été réprimées dans le sang à partir de 1948. Du nord, où le Baloutchistan touche l’Afghanistan, convergent aussi trafiquants, réfugiés et chefs taliban afghans. La poussière se soulève et le bus rempli de clandestins afghans s’éloigne sur l’asphalte, vers l’inconnu.
Kurdistan iranien. Soirée du 14 Mai.
Chaque fois que la porte de la petite remise se referme, la lampe à huile frémit. Luqman n’en peut plus d’attendre. Son visage est amaigri, son humeur sombre. Ils sont une vingtaine à croupir depuis deux semaines dans cette planque située dans un village kurde, aux confins du Nord-Ouest de l’Iran, à une vingtaine de kilomètres de la frontière turque que nous avons franchie clandestinement pour rejoindre le groupe. Ils nous racontent les 21 jours qui se sont écoulés depuis Karachi. D’abord leur passage côté Balouchistan iranien. « Le passeur nous avait dit que le chemin durerait six heures, mais on a marché pendant deux jours et deux nuits dans les montagnes, en buvant de l’eau croupie, » résume Rohani, l’ex Taleb. Puis ils ont été transbahutés de camions en voitures jusqu’à Téhéran. « Ce passeur nous a battus, insultés. Il utilisait un gros mot… » Luqman bégaie: « Afghans, fils de pute. » Le départ est annoncé. Une petite main du « guide » iranien a donné de vieilles vestes en guise de vêtements chauds. Luqman enfile sur lui tout ce qu’il a. « Comme à la guerre ! » s’exclame Fawad. La nuit est tombée. Deux jeunes Kurdes guident maintenant la colonne de migrants en silence. La boue est collante, les baskets lourdes. On avance d’un pas, on glisse de deux ; c’est épuisant. « Allez-y, on ne s’arrête pas. Plus vite ! » Dans le noir, on trébuche. Les chevilles se tordent, les poumons brûlent, il faut avancer, accélérer. Le sourire de Luqman a disparu. Les passeurs grimpent comme des cabris. Ils sont nés dans la montagne, ils s’y faufilent comme ils respirent, sans s’en rendre compte. Soudain, l’un d’eux dit: « Il est trop tard, on ne peut pas aller plus loin, sinon les policiers vont nous voir et tirer. » Les cinq camarades passe la nuit puis une journée encore, cachée dans un vallon encaissé, sauvage. « C’est fou, mais j’en profite, tente de positiver Luqman. C’est la vie, il faut jouir de chaque instant. – Tu vas voir comment tu vas en profiter s’ils t’attrapent ! » le coupe un Pakistanais. Après un repas de pain et fromage, la grimpe reprend à travers ruisseaux, éboulements et névés. « Pas de bruit, les Iraniens sont à côté! » chuchote le passeur devenu agressif, poing levé. Enfin, au bout de deux nuits de marche, la dernière crête. Et avec elle, la Turquie.
Turquie. 17 Mai.
« Nous sommes passés, lâche Fawad. Je suis tellement content ! » Dans le grand autocar qui les conduit vers Istanbul, les migrants afghans ont les yeux brillants. « Mon rêve c’est d’étudier et vivre en France. » dit Luqman. Armé de faux papiers de transit des Nations Unies, il joue avec son portable. Istanbul est un choc, la première preuve que l’Occident se rapproche pour de bon. Luqman pouffe comme un ado : « regarde comme les lèvres de cette fille sont rouges. Qu’elle est belle ! » Selon Ankara, quelques 150 000 migrants clandestins entrent en moyenne chaque année en Turquie. Ils traînent sans s’inquiéter de la police dans le quartier de Kumkapi. L’endroit grouille d’activités et de planques pour les Africains, les Arabes et bien sûr Afghans… Celle de Luqman et de ses compagnons est une vaste pièce avec une cuisine et une salle d’eau crasseuses qu’ils partagent avec une vingtaine d’autres clandestins. Le passeur local est un bon commercial. Il vient souvent voir ses clients, les nourrit de haricots, et s’excuse du retard sur le programme: « il faut attendre que la mer soit bonne. »
Mer Egée. 28 Mai.
Dans le silence de la nuit, sur la plage d’un club de vacances proche de Kusadasi, les cinq Afghans regardent de nouveaux passeurs gonfler un zodiac. Puis ils s’élancent sur le sable dans une course folle, entourés d’une vingtaine de compatriotes et d’Iraniens. Luqman et ses amis se jettent habillés dans les vagues jusqu’à la poitrine, tenant fermement leurs sacs en plastique qui protègent leurs affaires. « Allez, vite, montez ! » En moins d’une minute, les passeurs ont disparu, livrant les passagers à eux-mêmes. L’embarcation surchargée quitte la Turquie en direction de Samos, une île grecque à une quinzaine de kilomètres. Sur terre comme sur mer, la frontière gréco-turque est l’une des trois plus poreuses de l’Union européenne. Avec l’appui de l’agence européenne Frontex, la Grèce a renforcé sa surveillance, mais les clandestins tentent toujours de passer. Notre zodiac avance plusieurs heures sans autre bruit que celui, irritant, du petit moteur contrôlé par un passager.
Eaux territoriales grecques. 29 Mai.
La lumière aveuglante du projecteur d’un patrouilleur grec transperce soudain la nuit. Des garde-côtes en uniformes noirs, encagoulés, pointent leurs fusils sur nous. L’un d’eux attache le canot pneumatique à son bateau et hurle en anglais : « Si vous coupez la corde, on vous tue ! » Luqman et ses compagnons doivent aller s’entasser sur le pont arrière; nous les suivons, sans dire que nous sommes Français. « Asseyez-vous, les mains derrière la tête. Ne bougez pas ! » Beugle un homme, tandis que d’autres frappent à coups de pied et poing ceux qui n’ont pas levé les bras. Tout le monde est calme pourtant, soulagé. Le patrouilleur grec avance pendant une heure puis s’arrête. Une voix lance, soudain: « Nous sommes en mission, nous n’avons pas le temps, mais un grand bateau blanc va venir pour vous emmener à Samos. » Nous redescendons un par un sur le zodiac, qui est ensuite détaché. Le patrouilleur s’éloigne et un des Grecs crie : « Bienvenus en Grèce! »
Les garde-côtes ont enlevé le moteur du zodiac. L’embarcation flotte au gré des vagues. La tension monte parmi le groupe: « il faut appeler la police européenne. –Non, il faut avancer. Tiens prends les rames ! –Ils vont venir si on appelle ! -Fais de la lumière. –Arrête de bouger, tu vas nous faire tomber, on va se noyer !» L’aube pointe son nez, en même temps qu’un bateau blanc… Un drapeau rouge à étoile et croissant blancs flotte à sa hampe. Douche froide : en réalité les garde-côtes grecs ont sorti notre bateau de leurs eaux territoriales pour le laisser côté turc ! Retour à l’envoyeur. « En Grèce, c’est devenu systématique, confirmera Salinia Stroux, chercheuse chez ProAsyl, une organisation humanitaire allemande. Cette politique menée par Athènes est illégale. Non seulement elle met les migrants en danger de mort, mais elle viole la Charte des droits fondamentaux de l’UE et les Conventions de Genève. La première établit que les expulsions collectives sont interdites, les secondes qu’on ne peut pas renvoyer un réfugié dans un pays où il risque d’être persécuté. »
Turquie, 12 Juillet.
Luqman et Fawad sont seuls, car leurs compagnons de route afghans ont été renvoyés par les autorités turques vers Kaboul. Les deux hommes ont évité l’expulsion en se déclarant mineurs, information invérifiable puisqu’ils n’ont pas de papiers. Après trois semaines dans un camp de détention pour enfants, bien équipé et surtout ouvert, ils se sont enfuis. De retour à Istanbul, ils passent leurs journées dans un cybercafé, connectés sur leur pays natal. « J’écoute mes chansons préférées, je discute avec mes amis sur Skype et sur Facebook », explique Luqman. « On devient fou d’attendre », ajoute Fawad. Leur plan a changé : ils vont prendre un bateau pour l’Italie. Plus dangereux, plus cher, mais ils éviteront la Grèce. Luqman devra désormais 13000 $ au chef passeur qui les a reçus dans sa maison marbrée de rose et de vert, là-bas, dans la province du Nangahar.
Sicile. 29 Juillet.
Luqman et Fawad viennent de poser le pied en Europe après cinq jours entassés dans la cale d’un bateau de pêche en bois. Environ 130 personnes étaient à bord, dont des femmes et des enfants. Dans la nuit, leur embarcation a été abandonnée par les passeurs ukrainiens, sitôt la plage en vue. Quand nous les y retrouvons, ils sont exténués, affamés. Leur récit de galère et de peur contraste violemment avec le paysage de carte postale qui les entoure. Il ne reste à Luqman que les habits qu’il porte et une poignée de dollars. « Nous étions terrifiés par les crocodiles et les requins. On a vu à la télé qu’ils mangent les gens », explique-t-il.
Rome-Vintimille. 30 juillet – 2 août.
« On n’a plus peur, se rassure Luqman. Les gens vont comprendre nos problèmes. On ne nous fera rien de mal parce qu’il y a des lois ici et du respect pour l’être humain. » Assis dans un parking de la capitale italienne, attendant la soupe populaire, le jeune afghan discute de la route avec d’autres compatriotes. «Tu prends plusieurs billets jusqu’à Vintimille, ensuite un autre train pour Menton », lui conseille l’un d’eux. « Où ça ? Vin… Quoi ? Et les policiers? » Questionne Luqman. « Vintimille. Ca dépend de ton visage. Ils peuvent te prendre par l’épaule et te faire sortir. Ensuite Nice, puis Paris. Gare de l’Est. » Luqman répète « garrrdéleste », comme un mot magique. A Vintimille, les deux copains se joignent à un groupe d’Afghans. Ils sautent sans billet dans un TER et attendent, tendus, surveillant les couloirs du wagon. Neuf minutes plus tard, la dernière frontière est passée. Le train s’arrête à Menton ; ils sont en France.
Menton-Paris. 2 août.
Luqman et Fawad marchent vite, se suivant à bonne distance. La chic ville côtière est encore endormie. En bord de mer, longeant les palmiers, Luqman réalise qu’il a atteint son but. Il jubile, chante, ivre de joie. « On est enfin arrivé, c’est incroyable ! Après trois mois, on a réussi ! Ca a déjà l’air super ici ! » Dans le TGV qui conduit Luqman et Fawad à Paris, deux jeunes filles de retour de vacances leur proposent de jouer aux cartes. Rires, blagues, gêne… Ils font tout pour avoir l’air décontracté mais se comportent en adolescents timides. Les deux Françaises ne sauront jamais qu’elles ont croisé deux clandestins afghans, les croyant anglais. Jardin Villemin, près de la gare de l’Est, point de ralliement des Afghans dans la capitale française. Assis sur l’herbe avec Luqman et Fawad, un homme leur explique comment leurs journées vont désormais s’organiser: « Tu dors sous le soleil dans le parc, tu n’as pas d’endroit pour te doucher, tu manges à la mosquée ou à la soupe populaire. Et la nuit tu marches dans Paris. La poisse c’est quand il pleut… » Au milieu des enfants, dans la chaleur estivale, la brutalité d’une vie de migrant frappe Luqman en plein visage : « Les Afghans dorment par terre, dans la rue. Je n’avais jamais imaginé ça. Mes rêves sont brisés. » Il ne sourit presque plus. Fawad, lui, décide de partir rejoindre son frère en Allemagne. Désormais seul à Paris, son compagnon d’infortune commence un nouveau parcours du combattant. Depuis cinq ans, Les demandes d’asile n’ont cessé d’augmenter dans notre pays. Pourtant l’Ofpra, l’établissement public chargé de les étudier, y accède de moins en moins. En 2012, les attributions de statut de réfugié ont baissé de 6 % par rapport à l’année précédente. Bientôt l’hiver. Luqman doit maintenant rembourser les 13000 $ empruntés à son passeur, sans savoir s’il aura, un jour, le droit de vivre son rêve français.