Le Figaro Magazine
Sada et sa famille ont fui le ville natale en Irak après la création de l’Etat Islamique, puis leur pays. Ils ont obtenu l’asile à Tours, en France – Photographies Olivier Jobard.
Paris, 20 Septembre.
Leath est euphorique. Son émotion est d’autant plus touchante qu’il s’évertue, tant bien que mal, à la dissimuler. Il est trahi par un teint trop pâle sous une barbe mal rasée, des yeux bleu électrique brillants, rougis. « J’ai tellement hâte! J’ai les mains moites, lâche-t-il en les frottant fiévreusement comme pour évacuer son trouble. En plus, je viens de me rendre compte que j’ai oublié mon bouquet de fleurs… » Leath fait les cents pas le long d’une porte vitrée, au milieu d’une centaine de personnes fébriles. Au-dessus de leurs têtes, le toit métallique de l’aéroport Charles-de-Gaulle, terminal des charters. Face à eux, la piste d’atterrissage. Après avoir acheminé 10 tonnes d’aide humanitaire en Irak, l’avion affrété par les autorités françaises revient avec 150 Chrétiens d’Irak, dont la femme de Leath, Sada, 21 ans et sa famille. Un jeune homme portant le gilet fluorescent du Samu s’approche: « quand on rentre de zones de guerre, il est possible qu’on ne se sente pas bien. Si c’est le cas, il faut tout-de-suite en parler pour régler le problème. Voici une liste de contacts. »
Remerciements et poignées de main. Le Ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, vient d’arriver dans le salon d’accueil. Ce dimanche, le chef de la diplomatie tient à accueillir lui-même les réfugiés irakiens. « Merci la France ! Mais je vous demande de sauver toutes les familles! » Braille une petite dame en attrapant son bras dans la cohue. « Dans les semaines qui viennent, ça représentera plusieurs centaines de personnes, répond le chef de la diplomatie, annonçant, de fait, une augmentation. Il y a un nombre considérable de Chrétiens, Yazédis ou autres minorités, qui veulent quitter l’Irak. » Selon nos sources, 2000 familles -au moins 10000 personnes- ont envoyé une demande d’asile au consulat général français d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien. Depuis, au moins 400 Irakiens majoritairement chrétiens, ont reçu un visa d’asile français.
Soudain, les youyous des femmes s’élèvent. Des cris de joie. Leath et Sada se jettent dans les bras l’un de l’autre, malgré les caméras braquées sur eux. Les gorges se serrent, les ventres se nouent. Des larmes de joie montent aux yeux de Leath. Enfin, elle est là. Sada a beau avoir passé une nuit blanche, le brushing de ses longs cheveux bruns encadre impeccablement son visage gracieux, délicatement maquillé. Son père doit arriver dans deux semaines mais sa mère, ses 5 petites sœurs, son frère et son beau-frère l’accompagnent. On essuie les larmes discrètement. « Nous n’aimons pas pleurer en public. Moi, je pleure uniquement quand je suis triste, jamais quand je suis heureuse, remarque Sada, sereine, d’une voix grave dans un corps menu. Là, je suis en même temps contente, excitée, épuisée… C’est une tempête. » Leath conduit tout le monde vers les voitures. Mirna, 8 ans, la plus petite sœur de Sada, ne s’arrête plus de rire jusqu’à tomber de sommeil sur l’autoroute qui les conduit à Tours. Sur les genoux de la mère de Sada, endormie elle aussi, la pile de dossiers rouge que leur a transmis l’administration pour terminer la procédure de demande d’asile politique. Photos, copies de passeports, formulaires à remplir, justificatifs de domicile à transmettre à la préfecture puis aux administrations compétentes. Tout est détaillé par le menu. L’arrivée à Tours se fait à nouveau sous les youyous, avec des amis à embrasser, des ballons colorés, à coups de Klaxons auxquels répondent joyeusement les conducteurs croisés dans le centre-ville. Comme si Leath et Sada pouvaient enfin fêter dignement leur mariage. Sada entre dans son nouveau domicile sous une pluie de bonbons, avec les applaudissements des voisins de la petite cité HLM où vit Leath et sa famille. « J’ai retrouvé mon mari. Nous allons dormir, manger ensemble. Nous avons enfin une vie de couple normal. » Dorénavant, Sada va apprendre à vivre en France.
Irak, 5 Septembre.
On a bien du mal à croire que la région autonome du Kurdistan appartient à l’Irak. Pas de combats, pas de guerre civile; du moins, pas encore. Erbil, la capitale kurde est une ville calme, proprette, dont les banlieues modernes se sont étendues avec les revenus du pétrole, les investissements étrangers puis la corruption. Des femmes marchent dans les rues, habillées à l’occidentale. Les boutiques d’alcool ont pignon sur rue. Cependant, depuis début Juin et l’offensive fulgurante de l’Etat islamique dans l’Ouest de l’Irak, le visage du Kurdistan a changé. Accueillant déjà des centaines de milliers de réfugiés de la Syrie voisine, la région s’est retrouvée submergée par une nouvelle vague d’au moins 830000 déplacés irakiens, selon les Nations-Unies. Ankawa, le quartier chrétien d’Erbil, a vu ses trottoirs, parcs, bâtiments en construction, écoles, églises, hôtels ou maisons se remplir ; des camps s’ouvrir. Le Kurdistan grouille de monde sous un soleil d’enfer, qui accable Sada depuis un mois. Elle a trouvé refuge ici avec sa famille en pleine nuit. Le 5 août, les affrontements entre les Pershmergas, les combattants kurdes et ceux de l’Etat Islamique étaient violents, aux portes de leur ville, Qaraqosh. « Les Peshmergas avaient promis de nous protéger mais ils se sont soudainement enfuis en nous disant de les suivre tout-de-suite, se rappelle Raeedah, la mère de Sada, un petit bout de femme aux cheveux foncés, énergique mais discrète. Les Chrétiens comme elle, sont nombreux à penser tout bas que les Kurdes les ont abandonnés. J’étais tellement triste de partir que j’en ai pleuré. J’étais la dernière à monter dans la voiture. C’est 40 ans de ma vie. Nous avions une grande et belle maison que mon mari avait faite construire en 2009. Il paraît qu’il ne reste rien d’intact, que toute la ville a été pillée. »
A Ankawa, après avoir dormi dehors avec leurs 7 enfants, les parents de Sada se sont installés dans l’école primaire Hammourabi, avec 180 autres habitants de Qaraqosh. Le quotidien est rythmé par la cuisine, les repas ou le nettoyage à tour de rôle, donnant aux salles de classe des odeurs de maison. Une routine de l’urgence soporifique s’est mise en place, où les 400 coups des enfants permettent aux femmes d’oublier l’angoisse et aux hommes désœuvrés de prétexter le besoin de sortir. « On ne se respecte plus entre Musulmans et Chrétiens. Ils auraient été capables de nous tués pour survivre, lâche froidement le père de Sada, sa moustache blanche toujours bien rasée malgré la précarité du squat de l’école. J’ai perdu mon emploi, ma maison, tout. C’est trop dur, on ne peut plus vivre ensemble, on a perdu la confiance avec les Musulmans. » Sadeq est poli, quand d’autres habitants de Qaraqosh, plus jeunes, n’ont pas cette gêne: « je les hais », lâche simplement Dalya, une étudiante voisine, dont le cursus a été interrompu en pleins partiels. Les Chrétiens sont peu nombreux à croire à la possibilité d’un retour à la vie normale mais ils espèrent récupérer les biens qui restent, même insignifiants. « Nos identités sont très connectées à nos habitats. Nous passons beaucoup de temps à arranger un intérieur qui reflète notre identité, explique Mary Campbell, une conseillère thérapeutique qui est venue aider les Chrétiens au Kurdistan. Quand tout cela disparaît, nous n’existons plus, comme une perte d’identité. »
Sada ne laisse pas aller sa colère car, en bonne aînée, elle s’occupe de ses sœurs et de son frère. Une fois seule par contre, elle se morfond: « Il n’y a rien à faire à part manger et dormir. La seule chose qui me plaît, c’est de Surfer sur internet avec ma clé 3G pour parler à Leath qui est en France. » Son mari est fou d’inquiétude. Il vit à Tours depuis 2009 et travaille dans la construction à la pose d’isolation. « Je n’en dors plus. C’est moi qui lui ai dit de partir, avec ou sans ses parents. »
L’histoire de Sada est une longue suite de fuites en avant. Sa famille s’est sauvée de Bagdad en 2003 après les premiers bombardements américains, pour se réfugier dans leur ville d’origine, Qaraqosh. Sada avait dix ans. Qaraqosh -l’ « oiseau noir » en Arabe- était une bourgade d’environ 50000 habitants presque exclusivement chrétiens, en périphérie de Mossoul, la 2ème ville d’Irak qui est, elle, construite sur les décombres de Ninive, une des plus anciennes cités du pays. La région est un carrefour historique de routes commerciales, installée sur les berges du Tigre. Sadeq, le père de Sada, qui travaillait comme chef de service à l’hôpital de Qaraqosh, faisait confortablement vivre famille. « Ce sont mes meilleurs souvenirs, j’ai vu mes enfants grandir, je les ai éduqués, se remémore-t-il. J’ai marié 2 de mes filles. C’était magnifique. » Contrairement à Mossoul, la ville chrétienne était épargnée par les combats contre les soldats américains ou par la violence sectaire. Leath et Sada y projetèrent une vie à deux, dès l’adolescence. « Je me souviens très bien, raconte aujourd’hui Leath, du premier jour où je l’ai vue, on s’est aimé tout-de-suite. Le coup de foudre. » Histoire d’amour, histoire d’exil. Leath doit quitter l’Irak à vingt ans pour rejoindre son père, réfugié politique installé en France, à Tours. En 2013, Leath revient épouser Sada puis rentre avec l’espoir qu’elle pourra le rejoindre dans l’Hexagone une fois ses études d’anglais terminées, car Sada rêve de devenir enseignante. Il lance les démarches de regroupement familial à Tours fin 2013. Pas de nouvelle. Huit mois plus tard, c’est le raz-de-marée de l’Etat islamique: l’ « oiseau noir » tombe, comme Mossoul, ainsi que toute la plaine de Ninive, aux mains des djihadistes fondamentalistes. Sada quitte sa maison avec un sac; elle ne terminera jamais ses études à Qaraqosh. Le 28 Juillet, les Ministres de l’Intérieur et des Affaires Etrangères, Bernard Cazeneuve et Laurent Fabius, déclarent être prêts à « favoriser l’accueil sur notre sol au titre de l’asile » des Chrétiens d’Irak persécutés, sous condition d’avoir des proches en France capables de les accueillir. Lorsque le mot circule, Leath envoie une demande d’asile au consulat français d’Erbil pour Sada et ses proches. « En arrivant, je vais devoir d’abord apprendre le Français, se promet-elle, radieuse. La vie sera moins dure qu’en Irak. J’ai hâte de retrouver Leath! »
Tours, un mois plus tard.
Sous la grisaille matinale, Raeedah, la mère de Sada, a l’air soucieux puis se reprend; il ne faut pas se laisser aller. Marchant d’un pas vif, tenant par la main Youssef, son fils unique de 10 ans, elle peine à trouver le chemin de l’école. Sada les suit à petit trot, tirant sa plus jeune soeur Mirna. Soulagement! Elles entrent dans la cour de l’école primaire Michelet, à l’heure, accueillies avec chaleur par une directrice habituée aux incompréhensions de langue. L’établissement est une des 7 écoles de Tours qui accueillent les nouveaux arrivants et les sans-papiers. Mirna, pourtant le clown de la famille, se met à pleurer au moment d’entrer dans sa classe de CP. Un peu comme si elle laissait couler toutes les larmes que sa mère ou Saba se sont empêchées de verser en public. « C’est normal qu’elle soit triste, ce sont ses premiers jours et elle ne comprend absolument rien, remarque Raeedah, cherchant à se rassurer. Elle en discute longuement avec Sada, en faisant le chemin inverse à travers les HLM bien entretenus du quartier. « La vie était facile pour nous à Qaraqosh. Mon père était le seul à travailler et faisait vivre toute la famille sans problème. Là, je ne peux pas apprendre le Français tant que je ne ne suis pas réfugiée, alors je ne fais rien et je me lève tard. » Remarque Saba pour qui le quotidien commence à peser. Ils sont 16 à vivre dans l’appartement de 4 chambres des parents de Leath. Le soir, ils installent des matelas dans le salon pour que les jeunes filles et les enfants y dorment. Le père de SAda aussi s’impatiente. « C’est normal que ce soit dur car il faut s’habituer à de nouvelles traditions, apprendre une autre langue, constate le père de Sada. J’ai perdu mon emploi donc je n’ai rien à faire… Quand je repense à tous mes souvenirs et tout ce que j’ai perdu… Quelle tristesse. »
Le lendemain est un jour spécial pour tout le monde. Leath a pris une journée de repos pour emmener la famille à la préfecture d’Orléans, pour leur 2ème rendez-vous avec l’administration, sur le sol français. Ils arrivent bien avant 8 heures, sur la petite place à côté de la cathédrale rénovée, où la fraîcheur du climat français commence à se faire sentir. La famille est reçue sans attendre par un agent qui, avant de prendre les empreintes de chacun, s’étonne : « vous vivez à 16 dans l’appartement? Ecoutez, la procédure est accélérée mais ça va quand même prendre 2 à 3 mois au total! » Chacun reçoit ensuite un récépissé, un document renouvelable prouvant qu’ils sont demandeurs d’asile, autorisés à séjourner en France en attendant la réponse de l’Ofpra. L’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides est chargé de décider s’ils seront réfugiés politiques, ou pas. Leath n’en croit pas ses yeux, le récépissé leur donne aussi le droit de travailler: « j’hallucine! Lâche-t-il les yeux ronds, tout sourire. Je n’ai jamais eu le droit de travailler. C’est rarissime. Il m’a fallu attendre des mois pour des rendez-vous qu’ils ont eus en une semaine ! »
C’est d’ailleurs une demande expresse du Ministère de l’Intérieur dans une note adressée aux préfets le 14 août: « un dispositif a été mis en place pour l’accueil des ressortissants irakiens appartenant à des minorités persécutées en raison de leurs convictions religieuses. » La note précise qu’ils doivent agir « le plus rapidement possible ». La procédure du « visa au titre de l’asile » permet aux demandeurs d’entrer légalement dans l’Hexagone. D’ordinaire très rare, elle a commencé au consulat d’Erbil, où Sada et sa famille ont été appelés pour des entretiens individuels approfondis, qui ont permis aux autorités d’expédier un processus habituellement très long sur le territoire français. Elles ont vérifié que la famille était bien victime de persécutions religieuses et avait des proches pour l’accueillir en France. Les deux conditions indispensables selon le Ministère de l’Intérieur. « Nous ne tenons pas à déplacer la misère irakienne pour que les gens dorment sous les ponts en France, justifie une source diplomatique. Il y a une volonté politique forte de bienveillance à l’égard des Chrétiens, ou de toutes minorités persécutées en Irak. » De quoi faire grincer des dents parmi les milliers de demandeurs d’asile en France qui, eux, doivent attendre parfois plusieurs années pour savoir s’ils obtiendront leur statut de réfugié. Ou non. Le soir où Leath amène Sada visiter la Tour Eiffel, il remarque qu’il aurait eu plus de mal à faire venir Sada si le drame irakien n’avait pas donné naissance à l’Etat islamique. Un flash. Le couple enlacé se prend en photo devant le symbole romantique de la France. Sada sourit à son avenir.